La seconde partie de la discussion avec Alain Damasio est enfin là ! (Vous pouvez relire la première ici.)
Il y était question de révolte, de volte et de vif, de langage et de poésie, on continue sur la langue, l’expérimentation du langage, mais aussi, et enfin, sur les adaptations du roman : que ce soit la BD (en 5 tomes, chez Delcourt), le projet Windwalkers, (qui était un projet d’adaptation transmédia, visant un long-métrage d’animation, un jeu vidéo et des comics), et bien sûr, le tome 2 de La Horde du Contrevent.
Un bien beau programme, non ?
Et puisqu’il est question en grande partie de La Horde, voici le court résumé de l’éditeur, à propos du livre :
La Horde du Contrevent :
« Imaginez une Terre poncée, avec en son centre une bande de cinq mille kilomètres de large et sur ses franges un miroir de glace à peine rayable, inhabité. Imaginez qu’un vent féroce en rince la surface. Que les villages qui s’y sont accrochés, avec leurs maisons en goutte d’eau, les chars à voile qui la strient, les airpailleurs debout en plein flot, tous résistent. Imaginez qu’en Extrême-Aval ait été formé un bloc d’élite d’une vingtaine d’enfants aptes à remonter au cran, rafale en gueule, leur vie durant, le vent jusqu’à sa source, à ce jour jamais atteinte : l’Extrême-Amont. Mon nom est Sov Strochnis, scribe. Mon nom est Caracole le troubadour et Oroshi Melicerte, aéromaître. Je m’appelle aussi Golgoth, traceur de la Horde, Arval l’éclaireur et parfois même Larco lorsque je braconne l’azur à la cage volante. Ensemble, nous formons la Horde du Contrevent. Il en a existé trente-trois en huit siècles, toutes infructueuses. Je vous parle au nom de la trente-quatrième : sans doute l’ultime. »
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Discussion avec le public — 2nd partie
Sommaire
1. Nouvelles, romans et laboratoires d’expérimentations
2. Travail de la langue et poésie
3. La sensorialité
4. La suite de La Horde du Contrevent
5. Windwalkers, cinéma et BD : adaptation graphique du roman
6. La caractérisation de chaque personnage
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Discussion
Public — Quel rapport y a-t-il entre vos nouvelles, que vous avez définies comme un laboratoire d’expérimentation, et vos romans ? Vous dites par exemple que l’univers de So Phare away est resté en vous. Est-ce qu’il y a des univers de vos nouvelles que vous avez envie de transposer dans une formule plus large ?
Alain Damasio — Non, ça non. C’est encore autre chose. Si je sens qu’un univers est vraiment vaste, je vais le faire en roman. S’il est dans une nouvelle, c’est que je pense que je vais l’épuiser en 30 ou 40 pages. Après, c’est une sensation ! Ce que j’appelle les concepts typo-temps, qui ont la faculté d’avoir n’importe quelle forme, de devenir n’importe quel organe : il y a des concepts typo-temps qui ont une faculté de déploiement, de ramification et de polymorphie très grande. Et d’autres où ça ne peut être qu’appliqué à quelque chose de relativement restreint. La Horde, par exemple, et son concept d’ontologie du vent, du vent comme étant l’élément premier constituant la matière, et du vent circulant en nous comme une respiration, comme un vif, je savais que ce concept était suffisamment vaste pour vraiment alimenter la totalité d’un roman.
Peut-être, pour So Phare away… je me pose la question des fois, à cause de la lumière. Mais voilà, sur les capteurs et C@PTCH@, je ne vais pas faire plus, ce serait une partie d’un roman, peut-être, à moment donné, mais ça ne ferait pas un roman entier.
En revanche, j’utilise beaucoup d’essais stylistiques de mes nouvelles dans mes romans. Dans la nouvelle Aucun souvenir assez solide, qui donne le titre au recueil, j’ai un jeu sur les conjugaisons. Comme il marche sur sa mémoire, je passe du conditionnel, au passé, au futur simple, et puis au passé simple, à l’imparfait, au présent de l’indicatif… il y a tout un balayage au sein même de la phrase que je travaille. Ça, vraiment, j’ai envie de le réutiliser à d’autres moments.
C’est vachement dur à faire et à maîtriser. J’essaie plein de choses, et parfois ça foire complètement ! Passer d’un futur simple à un passé simple parfois ne fonctionne pas, parfois cela donne des choses magnifiques. C’est très difficile et je ne maîtrise rien. Des fois, ça me tire des « Mouais… », et puis des fois c’est très chouette ! C’est marrant, le conditionnel marche vachement. C’est un temps qui est plus soluble dans le reste des autres temps. C’est comme le travail sur les pronoms personnels dans Sam va mieux. Coller les formes, passer du je, au tu, au nous, au vous et on n’arrête pas… Stylistiquement c’est intéressant à reprendre dans les romans.
Ce qui est tout à fait fascinant dans votre travail, c’est le travail sur le langage, avec le foisonnement des jeux de mots, cette inventivité. Et notamment l’aspect du collage !
Ça aussi je vais le réutiliser ! Quand on voit ce collage, c’était pour tenter de dépasser un truc très simple — mais plein de gens l’on fait —, c’était pour tenter de dépasser la linéarité de la lecture. Dans notre système d’écriture, la lecture est toujours linéaire, gauche, droite, on lit. Mais comment faire une lecture simultanée ? Casser cette linéarité ? Et ça c’est précieux ! Ça peut être précieux : essayer de donner une lecture simultanée plutôt qu’une lecture linéaire.
Vous pourriez presque vous orienter vers la poésie. On a l’impression en tout cas que vous y tendez.
Oui, tout à fait. Mais c’est marrant, quand j’essaie de faire de la poésie stricto sensu, je n’y arrive pas. C’est bizarre, j’ai besoin du flux narratif, de ce long écoulement de la phrase, je n’arrive pas à le faire en tant que tout. On m’a demandé de faire des chansons par exemple ! « Ah ouais ! Ouais ! J’ai envie de faire des chansons ! C’est super ! » Et en fait je n’y arrive pas du tout ! La forme me bloque complètement.
Pour moi la poésie, c’est le sommet. J’adore Mallarmé. Il n’y a rien de plus haut littérairement parlant.
Une petite question de vocabulaire : vous dites que la nouvelle de science-fiction est ancrée dans la sensualité. Pourquoi pas dans la sensorialité ?
Oui, je dirai effectivement que ce que je fais est dans de la sensorialité. Je pense que vous avez raison, le terme est beaucoup plus juste. Les éléments de sensualité on les sent sur les personnages féminins. Si je crée une scène, il est extrêmement important pour moi de sentir la fatigue, de sentir le poids des choses, qu’il fait chaud, qu’on est en train de geler… de faire passer les sensations qui sont… importantes, qui donnent. C’est Jean-Claude Dunyach (un auteur de science-fiction toulousain) qui demande aux participants en atelier d’écriture de faire jouer les 5 sens. D’écrire la scène, puis de parler de l’odeur, du touché, et il les force à faire. Et si tu le fais, tu te rends compte que ça marche. Tout d’un coup, toi, lecteur, tu es emporté dedans. C’est comme l’enseignement, quand tu t’adresses uniquement à l’audition, ou à la vision de la personne, cela fonctionne moins : il y a des gens qui ne captent l’information que par la vision, d’autres que par l’audition. Nous sommes tous différents au niveau des réceptions. Il en va de même pour la lecture.
Si tu donnes plusieurs couches, cela va mieux fonctionner.
Je m’en suis rendu compte sur La Horde du Contrevent, où chaque personnage porte des champs sensuels différents : Golgoth porte énormément les masses, les volumes, la percussion, les effets d’impact, alors qu’Aoi va porter la sensation de chaud et de froid, ou bien Pietro, toute la vision, la géométrie et les couleurs. Ce qui fait que lorsqu’un lecteur lit le livre, cela lui permet d’être dedans : ce n’est pas la stéréo 5.1, c’est encore mieux. Il reçoit de tous les sens. Je n’aime pas dire les 5 sens, car il y en a bien plus : la fatigue, la proprioception, la sensation de poids, le malaise, le vertige sont des sensations. Plus tu le véhicules, plus le récit est dense.
Et puis ça me permet d’être dedans aussi. Ce n’est pas juste pour le lecteur. Je peux décrire et sentir la scène. C’est une approche poétique aussi, c’est le propre de la poésie. Ce que je déplore dans beaucoup de livres de SF dont les idées sont très bonnes, c’est qu’ils véhiculent peu de sens. Par exemple, relisez Ubik, de Philip K. Dick. J’ai des souvenirs de livres de K. Dick qui sont très froids, ou très peu marqués sensuellement : Ubik est incroyablement saturé en sensations !
Dans La Horde du Contrevent, je vois l’univers, je vois comment il tient : toute l’ontologie du vent. Mais y a-t-il de l’espace pour d’autres histoires à l’intérieur de ce monde ? L’histoire de la Horde est au service d’un message, vit par le style, mais d’autres histoires à l’intérieur de cet univers sont-elles envisageables ?
Pour moi, oui. Clairement puisqu’il y aura un tome 2. Il y a beaucoup de choses qui vont être développées. Quand c’est extrêmement centré et consistant, on a l’impression que tout est là et qu’il ne peut pas se passer autre chose. Que tu me dises ça est un très beau compliment pour moi. Ça veut dire que c’est tellement compact, articulé, dense et entretissé sur cette histoire que tu as l’impression qu’il n’y a pas de dehors à cette histoire et que tout a été dit. Et en fait, il y a un énorme dehors. J’ai des cahiers remplis de tout ce que se passe à Aberlaas, la ville de départ dans le livre. Dans le tome 2, on va y revenir. Les chrones, je n’en dis quasiment rien non plus. J’en ai 30 formes en tête, dans le livre on en voit 3. C’est beaucoup plus vaste que ce que tu vois. Caracole est beaucoup plus vaste que ce qu’on en sait.
Mais normalement un roman, et je pense que c’est valable pour tous les romans qui sont bien centrés, tu as le sentiment qu’on t’a donné l’essentiel. Il n’y a rien de pire que de se dire : « Putain, il aurait pu parler de ça, il n’en a pas parlé. » Ça veut dire que c’est mal fait. C’est une maison qui est mal finie.
Durant la campagne pour Windwalkers, qui est le projet d’adaptation en animation de La Horde, on a pu découvrir un certain nombre de concepts art, notamment le design d’Aberlaas, qui est une ville façonnée par le vent. En voyant les croquis, cela correspond à ce que l’on se fait de la ville, et pourtant, en relisant le roman : il n’y a pas de description de la ville !
Nan. C’est vrai. Et ça touche quelque chose de très important pour moi. Les gens viennent me voir et me disent : « c’est extraordinaire en visuel, etc. » La vérité, c’est que c’est un livre absolument pas visuel. Moi, je ne suis pas visuel. C’est un livre très sonore, très kinesthésique. Le seul porteur de la vision, c’est Pietro. Tout le reste est véhiculé par d’autres sensations. Mais le lecteur, à partir de n’importe quelle sensation, va reconstruire la vision ! Pour eux c’est visuel. À partir d’une odeur, tu vas pouvoir former une vision : donne une fatigue, et tu peux voir comment le personnage se tient. En fait, même les personnages sont extrêmement peu décrits. Je considère que dans une société extrêmement saturée par l’image, on a extrêmement peu de chose à faire et à dire pour que les gens se forment une image du personnage. Je préfère décrire juste la façon dont il se pose, dont il rentre dans une pièce, sa voix : et les gens vont construire une vision.
Aberlaas, il n’y a rien. Éric Henninot, le dessinateur de la BD, s’est imaginé une ville différente des concepts art pour le film, tandis que Gaétan Georges s’est occupé des couleurs. Ça n’a rien à avoir avec ce qu’ils avaient fait pour le projet transmédia. On peut tout reconstruire à partir des autres champs sensoriels.
Cela rend l’œuvre encore plus riche. Chaque lecteur va construire et extrapoler à partir de l’univers décrit.
Oui, c’est vrai. Mais si j’ai une fierté vraiment forte sur ce livre, c’est sur une chose : on peut aimer les personnages, mais si le livre a marché, c’est parce que j’ai passé 3 ans en Corse à le faire. J’ai un boulot absolument colossal dessus. Je pense que si d’autres auteurs de SF passaient 3 ans tout seuls dans une baraque en Corse, ils sortiraient aussi des livres comme ça. Je n’ai pas de fierté à me dire, je suis plus doué que machin.
Les personnages et leur symbole
Il y a une idée que je trouve très forte dans le livre, c’est le fait d’avoir fait une polyphonie. OK, j’ai Golgoth, j’ai Sov, Pietro, etc. Mais maintenant, je vais sauter d’un narrateur à l’autre, en ayant fait un boulot colossal de caractérisation de personnages. La caractérisation grammaticale, stylistique, syntaxique : chaque personnage a sa propre syntaxe, son propre chant. Ce que j’appelle les sonnants : ils utilisent un certain type de voyelles privilégiées, de consonnes privilégiées. Golgoth, c’est la série « p » « t » « k », Aoi ça va être au contraire beaucoup de voyelles et les liquides, c’est-à-dire le « l » et les nasales, le « m » et le « n ». Il y en a d’autres, comme Sov, qui sont sur des fricatives, les « f », les « v », etc. Chacun a sa dominante et sa syntaxe. Il y en a qui ont des phrases courtes, comme Pietro, pour qui c’est sujet, verbe, complément. Sov fait des phrases beaucoup plus longues.
L’intérêt, c’est que le lecteur passe d’une tête à l’autre, et qu’entre les deux têtes et les deux-trois paragraphes où je vais décrire la scène, c’est qu’il circule. Le lecteur est le 24e hordier. Il est obligé de faire le lien d’une tête à l’autre, d’un point de vue à l’autre, ça crée un imaginaire colossal. Et ça l’oblige à un effort d’imaginaire qui est très grand, bien plus grand que si j’étais en narration omnisciente ou avec un seul narrateur. C’est ce qui crée le lien entre les personnages. Le lien, c’est toi, lecteur, qui le fait. C’est la grande idée que j’ai vraiment eue. Et qui faire réussir le livre. C’est un livre sur le lien.
Au début je me suis pris la tête, j’ai abandonné. Si j’ai un narrateur, type Sov, et qu’il raconte la Horde, durant tout le livre, le lecteur va rester à l’extérieur du groupe. Il va le regarder. Mais là, il circule dedans. Cela change tout. C’est une idée purement de construction de récit, mais qui est décisive sur le message que tu véhicules et sur la perception du lecteur. D’où la phrase de Deleuze que j’adore : « Il n’y a de l’imagination que dans la technique. »
C’est une idée technique de se dire, je vais faire de la polyphonie. Mais elle change tout dans l’expérience de lecture. J’ai mis du temps à trouver, je le sentais, j’avais commencé à écrire, mais je me disais, non, ce n’est pas possible. On va être à l’extérieur de ce groupe, on ne sera pas dans ce groupe, on ne vivra pas dans ce groupe si j’ai un seul narrateur. Et puis même : ils nous agaceront ces mecs à toujours avancer ! (Rires)
Le 9 juin 2016, à l’Université Toulouse Jean Jaurès.
Fin de la rencontre.
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Pour donner un aperçu du projet transmédia Windwalkers qui n’a pas abouti, vous pouvez visionner la vidéo.
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Alain Damasio
La Horde du Contrevent ~ La Volte
ISBN : 2952221707
548 pages
Roman et CD audio
Prix public 28 €
Parution le 15 octobre 2004
Bande originale du livre
par Arno Alyvan
Illustration de couverture
Stéphanie Aparicio /Betty B.
Maquette de Stéphanie Aparicio
Caractère(s) typographique(s) : La Volte par Laure Afchain
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Crédits de la Journée d’étude :
Institut Irpall
Directeur : Michel Lehman
Secrétaire générale : Christine Calvet
Secrétariat : Isabelle Brabant
Responsables scientifiques du programme : Yves lehl, Jeans Nimis