Marathon des mots
13e festival international de littérature
25 Juin 2017
Blandine Rinkel (L’abandon des prétentions, Fayard) et Aura Xilonen (Gabacho, Liana Levi), deux jeunes autrices 1, étaient invitées à la Terrasse du Marathon des mots pour parler de leur premier roman lors des petits-déjeuners littéraires en compagnie des étudiants du master Création littéraire de Toulouse Jean-Jaurès, qui ont animé les matinées du festival.
Entre immigration et exil, rencontre et espoir : Blandine Rinkel et Aura Xilonen dressent deux portraits bien distincts : celui, touchant et intime, d’une femme par sa fille, et de son accueil inconditionnel des gens de passage, et celui, hilarant et émouvant, de Liborio, jeune clandestin mexicain qui tente de se faire une place à coups de poing et de mots.
Rencontre avec Blandine Rinkel et Aura Xilonen
Sommaire
1. L’immigration
2. Trivialité littéraire : ces petites vies
3. L’espoir et l’abandon des prétentions
4. « Qu’est-ce qu’une vie réussie ? »
Les autrices
Entretien
(La traduction du mexicain durant la rencontre a été assurée par Sergio Gomez.)
Dimitri Thomas — Aura et Blandine, vous avez quelques points en communs : notamment le thème de l’immigration, dont vous êtes toutes les deux témoins. Blandine par votre mère, Aura par votre exil forcé en Allemagne. L’immigration est au cœur de votre livre, chacune, mais vous ne semblez pas revendiquer sa dimension politique. Pourquoi ?
Blandine Rinkel — Personnellement, je ne le revendique pas. J’ai l’impression qu’il y a un écueil quand on idéologise quelque chose et quand on le revendique pour en faire une idéologie. Par exemple l’hospitalité, lorsqu’on théorise et qu’on dit : « Regardez ma mère est engagée politiquement elle accueille des immigrés. » L’écueil c’est de ne plus voir, vraiment, ce qui se joue. De ne plus voir les humains. De ne plus bien voir.
Je crois que la littérature, pour moi, doit être précise et non complaisante. Elle doit montrer, mais ne doit pas véhiculer des idéologies parce que c’est le meilleur moyen d’avoir les yeux fatigués. De croire reconnaitre… et de ne plus voir la différence entre les humains, les lieux, les situations. J’ai la conviction que c’est en voyant vraiment la différence, sans être par avance convaincu qu’il faut sauver je-ne-sais-quelle-personne, mais en allant vraiment y voir que, naturellement, l’empathie se déclenche. Et à mon sens, elle est plus juste quand elle vient d’une observation plutôt que d’une conviction idéologique.
Aura Xilonen — Concernant le côté politique de Gabacho, il faut aussi tenir compte du fait que la politique est toujours liée à la corruption. Ma génération, la génération des jeunes mexicains, n’est pas encline à appartenir à une position politique — soit à droite, soit à gauche. La division réelle du pays se fait par les revenus : les riches, ceux qui sont aisés, ceux qui gagnent beaucoup, ceux qui sont nés avec, ceux qui volent des millions, et les personnes pauvres. Mon engagement politique, c’est de donner une voix aux personnes qui appartiennent à une position économique faible, qui travaillent beaucoup aussi mais ne gagnent pas, ceux qui n’ont pas de voix et qui ne parlent pas car ils savent qu’ils ne seront pas écoutés. Ce qui est vrai, dans le gouvernement mexicain, personne n’écoute.
Robin Fillon — Dans L’abandon des prétentions, Jeanine rencontre Moussa, un architecte syrien, exilé loin de sa famille. Il dit cette phrase terrible : « On n’arrête pas de nous faire mourir pour des papiers. » Nous, dans notre vie de tous les jours, nous nous plaignons de l’administration française : ici, les répercussions sont bien plus graves. Moussa dans le livre parle de ses amis qui sont dans la même situation que lui, mais qui se sont réfugiés en Allemagne, et pour qui ça c’est passé beaucoup mieux : beaucoup plus vite.
Blandine Rinkel — Ce passage vient d’une scène réelle. Je retourne rarement chez moi, je viens d’une petite ville qui s’appelle Rezé à côté de Nantes, et ma mère m’avait invitée à une soirée crêpes avec ce Moussa, un architecte syrien qui a fui son pays parce qu’on a posé une bombe dans sa voiture et qu’elle a explosée. Il était opposant au régime et il s’est dit que c’était le moment de partir… Il était censé être dans sa voiture. Il avait auparavant fait 10 ans de prison à Palmyre et à Saidnaya, où il avait été torturé. Et pendant ce repas il m’expliquait ses tortures. Il me racontait comment on l’avait retourné sur le toit des prisons syriennes, la pire torture qu’il ait subie, accroché à une échelle, on lui trempait la tête dans l’eau, avec le sang qui monte à la tête, on retirait l’eau juste le temps qu’il respire avant de l’y replonger aussitôt, et au moment où il sentait qu’il allait s’évanouir et qu’il serait mort, à long terme, on le retournait, et on le laissait juste reprendre assez de sang pour que le corps puisse suivre. C’est une torture qui durait des heures et des heures. Finalement il vivait à chaque fois l’expérience proche de la mort.
Il me racontait ça autour de crêpes, et ma mère était dans la cuisine et elle criait : « Est-ce que vous voulez encore de la confiture de fraise ? » Il y avait un tel décalage entre ce qu’il me racontait, moi qui l’écoutais de manière un peu solennelle, alarmée, j’étais en grande écoute, et ma mère qui me faisait vraiment rire ! La scène en elle-même était éminemment romanesque. Et ce qui me semblait intéressant était vraiment ces toutes petites choses, et notamment le fait qu’il dise que tout son calvaire en France, car c’est vraiment très difficile pour lui, vient juste d’un papier : mais d’un tout petit papier. Il suffit juste qu’il ait une signature.
Ça tient à une signature et tout s’arrange. Ça tient juste à la seconde où on vous retourne.
Et là, la scène tenait juste à la confiture de ma mère. Le livre s’appuie sur des tout petits détails, des choses très anecdotiques, et montre combien dans ces toutes petites anecdotes qu’on expérimente chaque jour, le monde entier passe avec tous les enjeux de la société.
R. F. —Vous mettez en avant un processus qui est assez récurent dans le roman : c’est ce mélange de trivial, face à une épopée humaine romanesque énorme. Il y a ce passage où vous faite le récit du périple de vos parents traversant la méditerranée à bord d’un motor yacht devant être amené dans un port du sud de l’Espagne afin de servir dans le cadre d’un guet-apens pour la douane française… et vous nuancez immédiatement en concluant par l’achat de deux shorts disco au Supermarcher Mammout de Perpignan.
Blandine Rinkel — Je crois que ça vient de mon rapport à la littérature. À titre personnel, je n’aime pas trop les graaands romans, les graaands écrivains, les graaandes choses de la graaande histoire racontée avec de grandes phrases. Non seulement ça m’ennuie un peu, mais en plus je trouve qu’on se sent tout petit et que ça ne fait que renforcer cette image de la littérature qui parle d’on ne sait trop quoi mais pas de la vie. Une image de la littérature qu’on les jeunes beaucoup, je trouve. Quelque chose de très compliqué avec de grandes phrases, très loin de ce qu’on vit. Et moi-même je l’éprouve alors que je lis beaucoup et que je n’ai pas peur des livres. Mais je l’éprouve quand je lis de grandes épopées très romanesques qui ont un peu de mépris pour l’anecdotique, pour la petite chose, pour le verre de jus d’orange qui est là. Si on prenait vraiment le temps on pourrait le décrire et il restituerait tout ce qui est en train de ce passer.
Je crois vraiment en ça. Les vies minuscules, pour reprendre un mot de Pierre Michon, m’intéressent plus que les grandes vies. La littérature a plus à faire et plus à y trouver. Elle peut sauver le regard bâclé qu’on a sur les petites vies et le banal. Alors que celles qui sont, en elles-mêmes, déjà très romanesques, ne me semblent pas avoir besoin de la littérature pour exister et se faire entendre.
La vie de mon père, par exemple, est en elle-même romanesque : c’est lui qui est dans les douanes et qui organise un guet-apens. Il était dans la marine et — voilà. Dès qu’on raconte sa vie, je n’ai pas besoin de phrase, de faire littérature : j’ai juste besoin de raconter les faits tels qu’ils sont et c’est déjà super. Alors que ma mère, il faut creuser, il faut essayer de le raconter et de le mettre en mot. Ça fait naître l’extraordinaire qui est contenu dans le banal.
Ça me semble très important de ne pas se dire que tel objet est littéraire, et de mépriser tel autre objet de vie.
D. T. — Un autre point vous rapproche toutes les deux, c’est qu’il y a des lueurs d’espoir dans vos livres. Dans Gabacho, Liborio répète souvent « C’est vrai que le monde n’est pas si moche qu’il en a l’air au final. » Jeanine de son côté fait des rencontres pleines d’espoir, qui déçoivent aussi parfois, mais d’un côté elle continue encore à accorder sa confiance aux gens. C’est une ode à la vie ? Il y a la volonté de dresser un portrait à la fois réaliste et optimiste de la société ?
Aura Xilonen — Je voulais transmettre un cri d’espoir pour les personnes qui l’ont perdu. Je voulais transmettre une sorte de lumière. Même s’il y a pas mal de fiction dans le livre, il ne faut pas oublier que la réalité est bien pire. Si je prends l’exemple des personnes qui émigrent aux États-Unis, ou même les filles qui y vont pour étudier et qui souffrent d’harcèlement scolaire parce qu’elles ne parlent pas la même langue, parce qu’elles n’ont pas la même couleur de peau, à cause du racisme, c’est d’autant plus violent.
Il était très important pour moi que le thème du roman soit l’espérance. C’est là où je voulais attaquer le problème. J’écris pour donner l’espoir aux personnes qui n’ont pas la voix.
Il est important de savoir et de rappeler qu’on est capable d’accomplir beaucoup de choses, chacun : vous et moi. C’est aussi le cas de Liborio. Tout le monde lui dit qu’il n’est pas capable, qu’il est inutile, qu’il ne va pas réussir dans la vie. Et finalement il a réussi. C’est ce que je veux transmettre aux personnes qui vont lire mon livre.
Il faut toujours tenter de gagner sa vie. On la mérite.
Liborio lui est plutôt un mélange entre la naïveté et l’espoir. En réalité c’est un bon garçon, seulement la société le force à montrer son côté négatif. Pour moi, c’est exactement comme le reflet de notre société, la manière dont elle nous traite nous pousse à montrer notre côté négatif, c’est cette manière qu’elle a de considérer certains comme des animaux, d’autres comme des inutiles.
Blandine Rinkel — Je crois que Jeanine, ma mère, est très désespérée. Mais qu’elle n’est pas forcément résignée. Qu’est-ce que ça veut dire en fait : être désespérée ? Je l’entends dans le sens qu’elle n’a pas trop confiance en l’avenir, elle n’est pas optimiste. En revanche, je pense qu’elle n’a pas peur. Son désespoir, paradoxalement, lui retire la peur. Comme elle n’attend pas grand-chose de la vie, de sa propre vie, c’est l’abandon des prétentions, ça la libère d’avoir trop d’espoirs… et d’avoir trop d’attentes. Peut-être, là, que l’on confond deux choses, mais avoir trop d’attentes peu inhiber ou bloquer. Son despesoir la libère.
Elle parle à tout le monde en n’espérant pas grand-chose en fait, de ces rencontres. C’est juste pour parler et pour passer le temps. Finalement elle est plutôt surprise. Parfois dans le bon sens, parfois dans le mauvais.
Moi-même, je crois plus à la joie qu’à l’espoir. Encore une fois, je pense qu’il y a quelque chose d’un peu inhibant dans l’espoir. En revanche, c’est un livre pour conjurer la peur. En tous les cas la mienne ! (Rire) Ça m’a un peu aidé. La peur de plein de choses, on aura toujours peur de quelque chose. Ma mère n’a pas peur des autres : ou n’a pas peur a priori. Parfois un peu a posteriori, parce qu’une rencontre n’est jamais simple, c’est complexe. Mais je pense que le chemin de sa vie a été de se libérer de la peur et que c’est déjà énorme. L’espoir on verra plus tard. Ou dans une autre vie. (Rire)
R. F. — Il y a cette phrase en 4e de couverture de votre livre : Jeanine note sur un post-it « Qu’est-ce qu’une vie réussie ? » Le chapitre 17 est en contre-courant total avec la course à l’excellence dans la réussite, dans la carrière par exemple.
Blandine Rinkel — Avec Macron vous voulez dire ! (Rire) Ça m’a frappée avec la question de la vie réussie. J’étais sur le Twitter d’Emmanuel Macron, je regardais sa manière de communiquer. Notre Président parle tout le temps, enfin souvent… de réussite. De vie réussie. Ce n’est pas toujours en ces termes, mais la réussite est un mot qui très présent dans son vocabulaire. Il y avait le mot réussite et en dessous, des images de personnes… qui étaient habillés comme moi maintenant en fait ! (Rires)
En costume, trois pièces, et je trouve ça drôle quand même que dans notre inconscient, on associe toujours la réussite et l’image d’une personne plutôt aisée financièrement, on imagine. Souvent quand on est habillé avec un costume c’est qu’on a des fonctions importantes, des fonctions de pouvoir. Bref, il associe toujours la réussite à ça.
Je trouvais ça intéressant : c’est une image de l’époque qu’on a et que l’on n’interroge même plus. Associer la réussite à une certaine situation sociale, assez unique. On peut réussir sans costume trois-pièces. Et ma mère, jamais, ne m’a parlé de la réussite comme ça. Elle en a conscience, qu’il y a une certaine image de la réussite qui est celle-ci, mais il y a d’autres possibles. Et ce sont des possibles qui sont égaux. Elle m’a toujours dit que je pouvais être coiffeuse ou travailler dans une banque ou… faire de la littérature et que ça importait peu. Elle ne m’a jamais entrainé à faire de grandes écoles, ce qui a aussi sa part de défauts. Quand j’ai découvert comment fonctionnait le monde ça m’a un peu agacée ou crispée.
Mais il y a une grande liberté de pouvoir voir la réussite et de pouvoir répondre à la question : « Qu’est-ce qu’une vie réussie ? » par autre chose que par une situation.
Ce n’est pas forcément une situation sociale atteinte. Ça peut être juste une manière de voir le monde, ouverte. Je pense qu’il y a des pistes dans le livre.
le 25 juin 2017,
La Terrasse | Musée du Vieux Toulouse
Fin de la première partie
*
Lire la seconde partie de la rencontre avec : Aura Xilonen et Blandine Rinkel — 2de partie.
Les autrices
Aura Xilonen est née au Mexique en 1995. Elle vient d’une famille d’artistes qui s’intéresse à la littérature, au cinéma, à la peinture, à la musique et à la danse. Après la mort de son père et deux ans d’exil forcé chez sa tante, en Allemagne, elle passe beaucoup de temps auprès de ses grands-parents, s’imprégnant de leur langage imagé et de leurs expressions désuètes. Sa tante lui demande d’écrire 1000 mots par jours à sa famille, tandis que son oncle lui donne des cours particuliers et l’aide à travailler ses textes, développer ses métaphores et élaborer ses idées.
Elle n’a que 19 ans lorsqu’elle reçoit le prestigieux prix Mauricio Achar pour son premier roman : Campéon Gabacho. Elle étudie actuellement le cinéma à la Benemérita Universidad Autónoma de Puebla.
À 22 ans, son premier roman est traduit dans pas moins de 8 langues.
Blandine Rinkel est née en 1991 à Rezé, près de Nantes. Elle écrit pour divers médias (Le matricule des anges, France Inter, Citizen K, Gonzai…) et collabore au mouvement Catastrophe.
L’abandon des prétentions est son premier roman.
Note
1. Le mot autrice \o.tʁis\ existe sous la forme actuelle depuis 1582, faites avec. [revenir à l’en-tête]