Entrevue avec Tristan Garcia — 4e partie

les-cordelettes-de-browser_tristan-garciaLes romans d’aventures

Tristan Garcia, lecteur d’aventures et de science-fiction, aborde cette fois-ci Jean Échenoz et ses romans, Robert Louis Stevenson et Charlie Chaplin !

(Ne prenez donc pas peur à la mention des « genres » littéraires précédemment cités. Victimes de beaucoup de préjugés, ces genres se cachent aussi dans la littérature blanche. Vous lisez probablement déjà de la science-fiction sans le savoir.)

(Jean d’Ormesson, par exemple.)

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Sylvie Vignes, directrice du master Création littéraire de l’Université de Toulouse Jean Jaurès anime, en compagnie des étudiants du master, la dernière partie de cet entretien.

Afin de relire les premières parties, cliquez ici ou , ou bien encore dans ce coin là !

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Conversation avec Tristan Garcia — 4e partie

Sommaire

1. sur l’écriture de Mémoires de la jungle
2. les romans d’aventures
3. l’héroïque fantasy
4. Jean Échenoz : l’aventure
5. concilier l’aventure à la modernité
6. la narration
7. Charlot, Les temps modernes et l’idéal de liberté
8. les indécis, les fous et les naïfs ont l’âme
9. Browser

 En l'absence de classement final

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Entretien

Sylvie Vignes, directrice du Master Métiers de l’écriture de Toulouse — Vous aviez écrit Mémoires de la jungle à peu près en même temps que La meilleure part des hommes si je me souviens bien, non?

Tristan Garcia — C’est plus compliqué. Il y avait une première version un peu avant. C’est comme des tuiles, ça se chevauche. Je ne saurais pas bien dater, il y a souvent une première version du texte. Les cordelettes de Browser je l’ai écrit bien avant La Meilleure part des hommes par exemple, mais il n’a été publié qu’après.

S. V. — Dans Mémoires de la jungle, on retrouve cette forme de conscience et d’engagement. Il me semble que par rapport à tous les autres il y a plus de pages consacrées aux corps et aux affects que dans les autres.

Oui c’est vrai. Le fait que ça soit un animal aidait beaucoup ! Il faut que je refasse des animaux ! (Rires) Mais il faut trouver autre chose que le chimpanzé, le dauphin c’est bien.

Antoine Tamet — Pour revenir sur ce que vous disiez sur les romans d’aventures, je suis un peu surpris par certains auteurs que vous avez cités. En relisant les romans de Bob Moranes, c’est en effet le héros blanc qui arrive en plein conflit, en Inde, et qui se retrouve avec toute l’Asie aux trousses pour une statuette qu’il a volé. Mais chez Jules Vernes, l’exploration est là, mais il n’y a pas vraiment la colonisation. À chaque fois les endroits explorés sont des endroits qu’on ne peut pas coloniser. Vingt mille lieues sous les mers, Voyage au centre de la Terre, le passage est quasiment inaccessible et puis le terrain est trop hostile à l’homme. L’île mystérieuse est très intéressant : ils la colonisent et ils l’appellent l’île Lincoln mais à la fin, elle est détruite par le volcan. Au final, vous dites avoir fait Mémoires de la Jungle avec ce héros qui ne peut pas coloniser. Mais il me semble que cela fonctionne aussi avec le lieu, en le rendant incolonisable.

Avec Jules Vernes, c’est ça qui est intéressant. C’est le grand espoir que j’ai eu dans la science-fiction en général. On sortait de la terre. J’aime beaucoup le space opera pour l’idée que d’un seul coup, la projection de l’aventure se faisait au-delà de l’horizon terrestre. Il restait un imaginaire de colonisation, des aventures de John Carter (avec Le Cycle de Mars) de Edgar Rice Burroughs jusqu’à la trilogie Marsienne de Kim Stanley Robinson (Mars la rouge, Mars la verte et Mars la bleue.), il y a la question de la colonisation. Il y a la terraformation ! C’est-à-dire prendre une planète étrangère et se poser la question : faut-il la modeler sur la figure de la terre ou non ?

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J’ai vraiment cru à la science-fiction comme la possibilité de sortir l’aventure de l’horizon terrestre. Et donc peut-être de l’imaginaire de la colonisation même si avant la colonisation, il y avait la question des terres inconnues, chez Poe ou chez Vernes, il y a l’antarctique par exemple. Les Aventures d’Arthur Gordon Pym, avec Le Sphinx des glaces pour Poe. L’autre question qui se pose sur la science-fiction et qu’on est obligé d’affronter c’est le fait que l’imaginaire de l’aventure est brisé par l’abandon du rêve de la colonisation et de l’exploration spatiale. Il y a quand même un avant et un après pour l’imaginaire science fictionnel : c’est les années 1970 et l’abandon du programme spatial américain. Avant les années 70, vous faites de la science-fiction en faisant une littérature qui ne peut s’imaginer que dans un horizon pas si lointain, il y aura effectivement des hommes sur mars et plus loin. Ça reste tout de même une littérature réaliste de l’avenir. Je pense que la majorité des auteurs y croyait en plus. Je pense qu’Asimov ou Robert A. Heinlein étaient pris dans cet enthousiasme.

C’est compliqué de faire de la science-fiction après les années 70. Quand l’idée est que finalement : « Non, probablement, on ne va pas y aller. » C’est une aventure qui devient bizarre. La science-fiction elle-même est devenue en partie nostalgique. Le space opera actuel est aussi souvent un space opera très nostalgique. Il y a un revival mais on peut se demander quand on lit du space opera contemporain si l’auteur a l’impression de produire une aventure dans l’espace ou si ce n’est pas dans l’imaginaire passé et dans les livres qu’il a lus enfant, si ce n’est pas un retour en arrière comme Jack Williamson avec la saga de La Légion de l’espace. Peut-être qu’une solution possible pour l’aventure est de la sortir de la Terre, en effet.

En tout cas j’ai un rapport compliqué à la science-fiction contemporaine. Je ne suis pas sûr d’y croire au premier degré. J’ai l’impression de lire souvent une littérature où le continent qui est exploré c’est déjà l’histoire de la science-fiction elle-même.

Pierre Renier — D’où l’héroïque fantasy qui sort complètement du monde existant. Ce n’est ni la Terre ni l’espace : c’est quelque chose d’autre.

La fantasy c’est compliqué. Il y a le rapport au passé en plus. Elle projette le possible dans des structures sociales et historiques du passé. J’aimais beaucoup dans la science-fiction le fait que le récit restait une littérature progressiste. Même s’il y a de la fantasy progressiste.

C’est vraisemblablement des simplifications, ce n’est pas de la théorie littéraire. Ce sont des problèmes un peu instinctifs d’écrivains qui aiment beaucoup la littérature d’aventures. Prenons un autre exemple que la colonisation. Puisque vous prenez Jules Vernes : la question du genre est quand même compliquée chez Vernes. Si on observe les figures féminines, c’est bien d’être la nièce de l’explorateur et d’être amoureuse du jeune, d’assurer l’intendance derrière, mais bon… c’est difficile d’aimer cette littérature qui était extrêmement idéologique, vu qu’elle est marquée par le XIXe siècle, par la domination masculine aussi bien que par la domination coloniale.

J’ai souvent l’impression de me battre avec ça. Comment retrouver des choses qui ont été aimées naïvement et au premier degré en tant qu’enfant sans en reproduire les idées. Je ne peux pas vouloir refaire Bob Morane, c’est affreux quand on y pense ! Dès qu’on y réfléchit c’est vraiment affreux ! (Rires) Mon problème est d’avoir des rapports avec ces impulsions narratives qui me plaisent beaucoup mais qui ne soient pas de l’ordre de la réflexion et de la distance critique non plus.

Il y a un moment où j’ai beaucoup aimé Jean Echenoz, quand il était fasciné par le roman d’aventures, L’Équipée MalaiseCherokee, etc. Quand je le relis maintenant, l’écriture est intacte (il écrit très bien !) mais il y a quelque chose d’un peu desséché. Et même d’un peu lâche au fond. On sait qu’il aime Stevenson, qu’il aime Le Maître de Ballantrae. Il aime ça mais il n’arrive pas à le refaire.

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Sylvie Vignes — Il est dans l’ère du soupçon complètement.

Lui, il est vraiment dans l’ère du soupçon ! Je ne suis plus satisfait par ça. Je n’ai pas envie de faire gagner la conscience critique sur le récit. Je n’ai pas envie d’être séparé en deux, ce qui est souvent le cas chez les modernistes et les post-modernes. C’est-à-dire de laisser à ceux d’avant la possibilité enfantine de raconter au premier degré des aventures. Au fond, Echenoz, ce qu’il aime passionnément, c’est Stevenson. Ce qu’il lit, c’est du roman d’aventures. Et il le sait. Là où il est le meilleur c’est quand il écrit des textes dessus ! On voit qu’il aime ça comme il aimait ça à onze ans. Il pense que c’est ça la littérature. Sauf qu’en même temps il pense que lui ne peut pas le faire. Et même, un peu plus largement, que nous ne pouvons pas faire ça.

Je n’ai pas envie de ce dilemme-là. Je n’ai pas envie de laisser au passer ce côté naïf et enfantin. « Ah quand on pouvait raconter des aventures ! Faire de l’épopée ! » Quand on pouvait être au premier degré. Malheureusement, nous, notre condition, l’histoire est coupée en deux, c’est de faire de la littérature au second degré. D’être conscient. Je n’ai pas envie de la malédiction de la conscience ! J’ai envie qu’au bout de la conscience on puisse trouver la possibilité. Après tout Stevenson était très conscient aussi. Quand on relit le début de L’Île au trésor, sur le chant : « peut-être que les chants de pirates ne seront plus possibles et ne résonneront plus pour nos enfants. » L’Île au trésor est déjà un texte extrêmement conscient de la fin de l’aventure.

J’ai envie de faire des romans où il n’y a pas à choisir entre la littérature qu’on aime passionnément, plus ou moins honteusement, et une conscience critique.

S. V. — On parlait hors entretien des Terres du courant de Gracq, c’est aussi valable pour lui. Tout ce qu’il aime c’est la littérature d’enfants. S’il ne l’a pas publié de son vivant, c’est surement pour cette raison…

Oui. C’est un texte passionnant à lire pour ça ! Parce qu’il tente d’aller vers ça. Mais il n’y arrive pas jusqu’au bout. Après ce livre, il a écrit Un balcon en forêt puis il y a eu La Presqu’île et il a arrêté. Et là c’est le chant du cygne.

A. T. — Imaginez-vous impossible d’arriver à faire un roman qui considère tout l’imaginaire et les poncifs de l’époque mais en adaptant ce qui doit l’être à la modernité? Une héroïne qui respecterait la culture et les peuples qu’elle rencontre, tout en conservant le côté aventureux, je vais dans la jungle mais sans la casser!

C’est très très dur ! (Rires) On voit bien le potentiel ridicule aussi.

A. T. — Il ne me semble pas si impossible que ça de concilier à la fois tout ce qu’on a pu adorer et même reprendre les clichés, qu’on aimait tout de même, tout en les adaptant aux questions actuelles.

Je ne pense pas que ce soit impossible. Mais pour ma part je n’ai pas réussi en tout cas à me débarrasser d’une petite voix ou d’un démon critique qui n’est pas satisfait si j’ai l’impression de produire une histoire qui s’accorderait trop à ce que je pense politiquement. Qui soit trop une sorte de littérature sociale-démocrate, c’est-à-dire qu’on va s’assurer qu’on a une héroïne qui soit gentille avec les indigènes et qui fait du café équitable ! Et puis qu’elle rende les idoles d’or au peuple à qui ont les as volé. Vous voyez, c’est compliqué. Je peux tout à fait penser que c’est ce qu’il faut faire politiquement.

Malgré tout, et c’est lié à Faber (mais encore une fois, c’est un démon personnel) qui est que je me méfie d’une littérature qui évacue la question du mal. J’ai peur, pour une raison très bête… La littérature qui dit le bien ou qui dit ce que je pense être bien, ça me donne envie de faire le mal ! C’est une annotation qu’il y a dans le Journal de Witold Gombrowicz (un écrivain polonais), qui est ce type d’esprit… pervers. Et c’est très beau quand il dit que ceux qui font de la littérature du bien ne s’aperçoivent pas du mal qu’ils commettent, car ceux sont eux qui créent les pervers. C’est tellement insoutenable ! C’est qu’il appelle le « cucul » dans Ferdydurke (roman de 1937.)

Une littérature qui énonce et illustre le bien est tellement insoutenable qu’elle produit l’envie inverse, c’est le démon de la perversité. Ça donne envie d’être ironique, d’être méchant, d’être sardonique et de faire autre chose !

Je vais prendre un exemple contemporain de quelqu’un qui pourtant le fait très bien, mais ça produit cela en moi, c’est terrible ! C’est Maylis de Kerangal ! (Rires) Souvent elle dit exactement ce que je pense, politiquement. Mais je vous promets qu’en fermant ses livres, très souvent j’ai envie d’être méchant ! C’est un vrai problème moral ! Il y a une friction morale dans la littérature qui intègre la question du mal et la question du démoniaque. Je pense que lire Sade ne me donne pas l’envie d’être sadien. C’est ça qui est très puissant chez Sade. Je pense que c’est mal le comprendre que de vouloir l’illustrer. « J’ai lu Sade, très bien ! Je vais aller torturer des petites filles. » Au contraire.

Si vous voulez, l’équation — vous accédez à un esprit totalement tordu ! – mais l’équation, même dans le rapport à l’aventure au premier degré se complique pour moi par la question du mal et la question du négatif. Je n’arrive pas à apprécier une littérature qui n’intègre pas cette question. Ça peut être très vaste ! Il y a du négatif dans Don Quichotte, il y en a chez Flaubert, etc. Il y a une médiation dans l’œuvre à un moment qui fait qu’on ne dit pas immédiatement ce qui est bien, ce qui est beau. Le négatif, pour moi, est évident.

la-meilleure-part-des-hommes-tristan-garciaComment être au premier degré, garder l’impulsion, le désir de récit, le désir enfantin mais sans perdre le négatif dedans ? Ça peut être l’ironie. J’aime beaucoup La conjuration des imbéciles, de John Kennedy Toole. Mes héros ne sont jamais des personnes qui font ce que je ferai. Je ne suis pas William dans La meilleure part des hommes, je ne suis pas Lili, je ne suis pas Faber. Je ne crois pas à une sorte de transparence. Comme par miracle il faudrait faire dans le roman ce qu’il faut faire dans la vie. Comme s’il y avait une transposition possible. Comme si on niait le fait que cela s’intègre par la fiction, il y a du négatif. Les valeurs ne sont pas nécessairement inversées mais il y a un travail et une médiation vers la fiction.

Les œuvres qui sont moralisatrices ou qui me disent, d’abord ce que je sais déjà, et puis ce qu’il faut faire sont insupportables. Comment créer du lien social, comment il faut être gentil et être ensemble…

Sur l’aventure ça pose un problème. Peut-être que c’est une équation impossible. Esthétiquement si on écrit c’est aussi parce qu’on a des équations impossibles et qu’on essaie de faire tenir ensemble des choses qui n’arriveront surement pas à faire tenir ensemble autrement. J’aime à la fois la pure impulsion et le désir enfantin du genre autant que sa mauvaise part. Sinon je n’y crois pas.

La littérature du bon sentiment me rend moins bon. Elle me transforme en pervers…

Natacha Devie — Et puis il y a la pauvreté narrative du bien. Dans tous les arts on représente plus souvent le mal que le bien.

C’est la vieille remarque de Schopenhauer sur Dante. « Pourquoi est-ce que c’est l’Enfer qui l’emporte sur le Paradis ? Parce que le Paradis n’a rien à raconter. »

Nicolas Rouillé, auteur et intervenant dans le master Création littéraire Roland Barthes, dans Mythologies, analyse Les temps modernes de Chaplin. Il parle du pauvre et des prolétaires. Le personnage de Charlot est en effet un bel exemple : il collabore avec les flics quand il y a la révolte dans la prison parce qu’il est bien dans sa cellule (il a enfin atteint l’idéal bourgeois, de lire le journal allongé sur sa couchette sous le portrait de Lincoln), et quand c’est la grève, c’est le désastre parce qu’il ne va pas toucher sa paie, il n’est pas du tout solidaire des autres. Il rejoint cet idéal enfantin d’aventure et de liberté.

En même temps son aveuglement et ses côtés inconscients éclairent magistralement toute la perversité du système. Et ce n’est jamais cucul.

C’est vrai, ça ne l’est jamais. Beaucoup de réalisateurs soviétiques à l’époque admiraient Chaplin. Dans le cinéma soviétique il y avait des sortes de succédanés ou d’ersatz un peu raté qui sont fait par les disciples de Boris Barnet (réalisateur russe) et c’est tout leur échec. Ils essaient transformer Charlot avec un contenu de moral politique et idéologique explicite et ça ne marche pas, ça rate. Charlot n’a pas besoin de dire la condamnation du système capitaliste dans Les temps modernes, puisqu’il fonctionne comme révélateur. Grâce à lui ça ne marche pas. Quelque chose s’enraie. C’est génial dans le comique, la possibilité de l’échec ! Au lieu de faire réussir une valeur morale on montre son inverse. J’aime beaucoup Les Pieds nickelés aussi. C’est très fort, parce qu’ils n’arrivent jamais à s’enrichir. Évidemment, sinon ce serait catastrophique. C’est une vraie réussite sur le capitalisme français des années 30 et 40. Ça fonctionne grâce à l’échec.

Je suis très attaché à ces personnages. Parmi les meilleurs personnages romanesques, ce sont souvent les plus bornés qui sont les plus attachants. Il y a cette belle distinction chez Lukács, dans la Théorie du roman, où il dit : « Il y a des personnages de roman qui ont l’âme trop large pour le monde, et d’autres qui ont l’âme trop étroite. » L’âme trop large c’est Madame Bovary, me semble-t-il. Le brave Soldat Chvéïk, de Jaroslav Hašek, à l’inverse a l’âme trop étroite il me semble. L’âme du personnage de roman n’a jamais la bonne mesure du monde.

Igniatus, dans La Conjuration des imbéciles, c’est celui qui ne vit pas dans le monde tel qu’il est. Il vit comme au moyen-âge. Il y a quelque chose de profondément romanesque dans l’inadéquation entre la conscience du personnage et le monde. J’aime ça énormément. Il y a une forme d’inadaptation.

Dès qu’il y a une forme d’adaptation de la conscience au monde, il y a une platitude qui m’ennuie. Le caractère têtu et obstiné est le caractère romanesque par excellence : quand un personnage s’affronte au monde, quand les personnages ont tort. C’est le cas souvent dans ou dans La meilleure part des hommes. C’est souvent ce qui produit le meilleur, le pire étant les personnages qui pensent ce que vous pensez, qui en général donne un désastre.

N. R. — C’est la solution de faire dire des choses vraies et puissantes aux indécis, aux fous et aux naïfs et de faire dire aux personnages d’une certaine importance des platitudes. Un renversement qui permet d’éviter cet écueil.

Oui. Faire dires des platitudes aux personnages important fait très Flaubertien ! Ou L’Idiot de Dostoïevski ! L’idiot a l’âme trop large et trop étroite, c’est un exemple d’inadaptation.

Pour le dire aussi clairement d’un point de vue moral, dans l’expérience romanesque ce qui est extrêmement fort, c’est qu’on peut commencer avec l’idée de faire dire des choses vraies à l’imbécile. Mais ce qui est extraordinaire dans l’écriture romanesque c’est que vous ne pouvez pas réussir à écrire votre roman si vous continuez à considérer que c’est un imbécile. Le roman vous apprend littéralement que celui qui vous semble bête vous semble intelligent, celui qui vous semble avoir tort, d’un seul coup a raison ; celui qui vous semble mauvais ou pervers, vous comprenez sa justesse. Pour ça, se priver du roman serait une erreur morale. La moral est un des rares outils humains dont on dispose pour sortir de soi et sortir de ses jugements. On a tous une conception de ce qui est bien, de ce qui est vrai, de ce qui est beau.

Gâcher le roman, c’est l’utiliser pour confirmer ce qu’on croit être beau. On dispose d’un outil qui va nous permettre d’accéder à la vérité de ce qui nous semble faux, nous permettre d’accéder à la beauté de ce qui nous semble laid, qui va donner raison à notre ennemi. C’est quelque chose qui est très puissant. Dans le roman on part avec le personnage qui est l’adversaire et le roman nous apprend à lui donner raison. Ça serait vraiment bête de gâcher le roman pour se donner raison… on n’a pas besoin du roman pour ça, on peut faire des textes politiques.

Le roman sert à donner raison aux autres.

Je ne connais pas d’autre outil humain qui le permet. Clairement, la philosophie ou la science ne permet pas ça. Le roman est une expérience morale qui n’est pas propre à l’écrivain, c’est expérience que le lecteur fait aussi par empathie. C’est du travail par le négatif. Dans ces cas-là, il me semble que vous êtes fidèles au roman. C’est une puissance de transmutation qui permet une sortie de soi.

Il y a une sorte de catégorie de roman que je considère comme des « romans de confirmation », qui viennent confirmer vos valeurs morales et politiques. Vos croyances. Il en existe plein ! Et ça m’ennuie.

A. T. — Ce que vous dites sur l’âme trop étroite ou trop large s’illustre vraiment dans Les Cordelettes de Browser, notamment avec le passage ou Browser fait face au général qui lui confie sa mission. Lui semble avoir compris l’état de l’univers et du monde qui arrive à sa fin. Ce personnage finalement est plat et la manière dont il nous le raconte aussi tandis qu’à l’inverse Browser ne s’y intéresse pas et pourtant… alors qu’il n’est pas du tout adapté pour cette mission (son raisonnement avait été jugé désastreux et exclu d’avance…), c’est lui qui va devoir s’en charger et qui va atteindre ce que les autres n’ont pu atteindre.

Oui c’est vrai. Ce qui est compliqué en plus sur ce texte c’est qu’il a eu plusieurs vies. Plusieurs versions à des âges différents. Moi-même je dois mélanger des versions. Il y a même des textes fantômes dans Les cordelettes de Browser, il y avait d’autres chapitres, d’autres nouvelles qui ont disparu. Mais pour moi elles n’ont pas vraiment disparu, elles sont comme des membres fantômes chez les personnes amputées et qui ont un sentiment de démangeaison dans un membre qu’ils n’ont plus. Eh bien, j’ai le sentiment qu’il y a des membres fantômes du roman qui existent pour moi alors qu’ils n’existent pas pour le lecteur. C’est un texte étrange pour cela pour moi.

C’est dur de se souvenir à une telle distance temporelle, sans se projeter. D’être fidèle à ce qu’on pensait sur le moment. Les cordelettes de Browser est le premier roman que j’ai achevé, avant même La meilleure part des hommes. C’est un texte très allégorique surtout dans sa première version, j’avais souvent autre chose en tête. Il était important pour moi de penser que le texte était un peu une allégorie, quand j’ai commencé à le concevoir à 19-20 ans. C’était en 2000, j’avais le sentiment — je ne sais pas si on l’a encore et à quel point c’est intuitif — d’étouffer dans la fin du XXe siècle, la fin des idéologies, la fin de l’histoire… toutes ces thématiques dans les années 90 d’une fin interminable. Quand est-ce qu’on va passer à un autre siècle? Le texte était lié à ça : l’impression d’un monde presque fermé mais pas tout à fait, et qu’il restait juste un courant d’air. Il reste une ouverture mais l’histoire et le monde y étaient représentés comme achevés. Le texte était la représentation par une image naïve d’un sentiment de fin de siècle.

Au fond, le général dont vous parlez apparait comme plat car il dit ce que je pensais probablement à l’époque. On voit bien que dans le roman la transmutation a fait qu’il y avait quelque chose de plat d’énoncer ce que je pensais de façon didactique. Pour Browser j’aimais bien l’idée qu’un personnage, par hasard, referme le monde. Totalement inconscient de ce monde qui ne tient qu’à un courant d’air et pour une tout autre raison, de manière contingente, y mette fin. L’Histoire est finie. Tout ce qui pouvait avoir lieu a eu lieu.

De manière dédoublée, le général est ma conscience adulte. Elle est un peu lourde et a raison de mon point de vue. Browser, quant à lui, c’est l’impulsion enfantine.

C’était une manière pour moi de me questionner : vais-je jamais réussir à faire du roman ? À écrire ? Tout le roman est une lutte. Il n’y a plus de possible. C’est une allégorie générale de mon angoisse à ce moment-là, mais d’espoir aussi.

Je suis enfermé dans ma conscience : tout a été raconté, le roman est fini… c’est une forme périmée qui est derrière nous. Tout ça pourrit, mais on va rouvrir le monde : littéralement ! Avec la possibilité d’avoir de nouveau un avenir. La possibilité de raconter des choses qui n’ont pas été déjà racontées.

Je ne crois pas l’avoir pensé ainsi mais c’est comme ça que je le ressens à présent.

Le 15 avril 2016, à l’Université de Toulouse Jean Jaurès.

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Fin de la rencontre.
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~ Crédits ~

chateau-du-mirail

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La rencontre a été organisée par le Master Création littéraire de l’Université de Toulouse Jean Jaurès, dans la Salle du Château du Mirail.

Sylvie Vignes, directrice du master Création littéraire, Univ. Toulouse-Jean Jaurès.

Nicolas Rouillé, auteur et intervenant dans le master Création littéraire. Il a publié un roman : Le Samovar, aux éditions Moisson Rouge (Septembre 2012), ainsi que plusieurs nouvelles (Brèves N°107 revue littéraire semestrielle, Novembre 2015).

Comité étudiant : Louis-Alexandre Borrel, master Création littéraire. / Natacha Devie, master Création littéraire. / Pierre Renier, master Création littéraire. / Antoine Tamet, master Création littéraire. / Jonathan Trampon, étudiant en philosophie.

 

Pour relire les premières parties :

Entrevue avec Tristan Garcia — 1re partie.
Entrevue avec Tristan Garcia — 2e partie.
Entrevue avec Tristan Garcia — 3e partie.

 

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